Après "Prêt-à-Porter" de Robert Altman et "Tom est tout seul" de Fabien Onteniente , Jean Rochefort est de nouveau à l'affiche dans "Même Heure l'Année Prochaine" de Gianfrancesco Lazotti. De retour du Portugal où il vient de finir "Hôtel Palace", une comédie burlesque sans paroles réalisée par le trio de clowns catalans EI Tricycle, et avant de commencer le tournage du prochain Leconte, il nous a reçus chez lui en toute simplicité. Avec un talent de conteur incroyable, multipliant les rôles et les éclats de rire, il a ouvert pour nous l'album de ses souvenirs. Morceaux choisis de la vie de ce grand homme... |
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Qu’est-ce qui vous a poussé à devenir comédien ? C'est, je pense, l'incapacité de m'adapter à une vie quotidienne et réaliste. Donc, je me suis abrité dans la fiction. C'est une conséquence de l'ennui de l'adolescence, surtout dans ma génération. Je suis un provincial et les villes de province, quand j'étais adolescent, étaient souvent assez ennuyeuses. Je me suis réfugié dans l'imaginaire. Plus concrètement, les salles de cinéma étaient pour le provincial que je suis une sorte de refuge, de paradis. Et ça a dû m'influencer beaucoup. A quel moment avez-vous su que c'était ce que vous vouliez faire ? Vers 14... oui, c'est ça... 13,14 ans. Quand tout à coup le mot "fin" apparaissait sur l'écran et que je sortais dans la rue: il pleuvait un peu, nous étions au mois de novembre et il fallait que je retourne au lycée le lundi (parce que ça se passait toujours le dimanche), j'avais un coup de bourdon phénoménal. Je me disais: "c'est pas ça qui arriverait à Gary Cooper"... (rires) Est-ce que vous vous souvenez de votre tout premier rôle ?... C'était au théâtre... Oui, oui, Seigneur, j'ai joué vingt ans au théâtre !... Tous les soirs !... (mi-nostalgique, mi-rieur) Sauf trois semaines en août... Avant, en tant qu'élève du conservatoire, j'étais monté un peu sur une scène... mais " contre salaire " - j'étais déjà au conservatoire - c'était sur le parvis de la Cathédrale de Mende. Et très étrangement, l'autre matin, je me suis réveillé et souvenu du texte. Je vais d'ailleurs vous en interpréter un extrait (rires) ! J'avais donc 19 ans et je jouais le Pape. C'est normal, hein... Mon professeur, Henri Rollan, grand maître et un homme admirable, jouait le clochard qui était le meneur de jeu de cette oeuvre moyennageuse écrite par le préfet - de Lozère - puisque nous étions à Mende. C'est la première fois que je montais sur une scène. Je jouais le Pape et un photographe au premier acte. Il parlait comme ça mon professeur (ton pincé) "Trop de hâte, rien ne sert de se hâter quand la justice de Dieu est en marche. Envoie-moi le texte, Rochefort !" - "quoi, Maître ?" moi, terrorisé, il y avait deux mille spectateurs en plein air, Cathédrale de Mende. "Envoie-moi le texte, merde !". Il avait un trou de mémoire. Comme il avait mis en scène, il n’avait pas eu le temps d’apprendre son rôle. Et voilà, je lui ai soufflé son rôle avec le coeur qui battait à 600 pulsations. Après, ça a été mieux. Je suis rentré en Pape. J'étais moi-même déjà impressionné d'être ainsi. J'ai commencé en disant: "je sais tes luttes et tes souffrances, je sais aussi les grâces dont tu fus visité". C'est magnifique de se souvenir de sa première ligne de texte 42 ou 45 ans après. C'est fou ! Quelle leçon ! (éclat de rire inimitable) Pour vous, un acteur, c'est quoi ? Je vais essayer d'être bref. Il y a des moments où je pense que c'est un personnage parfaitement inutile, dénué d'intérêt et qui n'a pas su faire autre chose que cela. Donc, il est devenu acteur pour pouvoir gagner sa vie. Il y a d'autres jours où je considère que c'est un métier sublime pour soi-même. Et d'autres jours, je considère que c'est un métier sublime pour soi-même et pour les autres. Alors là, ce sont des périodes d'optimisme où je pense que nous sommes socialement utiles pour nos contemporains. Parce que nous apportons cette part de rêve, de jeu, d'imaginaire, dont je crois que tout homo-sapiens a besoin. Nous sommes donc les ludions nécessaires. Mais ça, ce sont les jours de bonne humeur et de moral. Il y a des jours où je me dis que c'est nul. Comment choisissez-vous vos rôles ? Quand une proposition arrive: premièrement, lecture de l'oeuvre dans son entier. Le rôle ensuite. Si après cette lecture, c'est positif: rencontre avec le metteur en scène et les auteurs. Contact. Discussion. Si c'est toujours positif, suggestions de quelques aménagements vu ma vieille expérience. Et si je rencontre une oreille attentive à tout cela, nous fonçons. Je fais depuis quelques années beaucoup de film avec des gens très jeunes, par choix, par plaisir. C'est pour cela que j'aime bien, sans les embêter trop, avoir une collaboration étroite... Ce n'est donc pas un hasard si vous avez fait "Cible Emouvante", "Tombés du Ciel" ou d'autres premiers films ? Oui, c'est vrai que je suis plutôt enthousiaste et plus inspiré à faire des films avec des jeunes gens. Des gens jeunes que je rencontre pour avoir la sensation que je n’ai pas déjà fait le film. Parce que, quand on en a fait près de cent, il faut une sensation de surprise. Etre surpris soi-même par un ton, une humeur, pour ne pas tomber dans un accablement terrible... Quand on en a fait cent, c'est normal !... On le connaît le petit bruit du clap, le soir au fond des bois ! Pour " Cible Emouvante ", comment s’est passée la rencontre ? J'avais monté et joué avec des marionnettes de taille humaine, l'histoire du soldat Stravinsky Ramuse. Je l'interprétais au Théâtre des Célestins, je vivais à l'hôtel Sofitel et... (ton spécial suspense) il y avait un brouillard terrible sur le Rhône... Je me lève vers dix heures, ayant joué la veille. J'avais emmené quelques textes. En haut de la pile, j'en prends un et je le commence. Au bout de dix pages, j'étais enthousiasmé par le ton. 48 heures après, je demandais à Pierre Salvadori de venir. Et nous avons commencé le tournage... Vous retravaillerez avec lui ? Sûrement. Nous avons gardé des relations très étroites et très chaleureuses. Il vient de faire son deuxième film (Ndr: "Les Apprentis" avec Guillaume Depardieu et François Cluzet)... sans moi... J'ai aussi une autre version. On me dit: "pourquoi faites-vous autant de premiers films?"... Je réponds: "parce qu'on ne me reprend jamais une deuxième fois" (rires). Comment abordez-vous un rôle ? A l'instinct ? Beaucoup à l'instinct. Beaucoup au contexte. Pourquoi faire ça en ce moment ?... Comment joue-t-on ça en ce moment ? Etre en corrélation avec mon temps. Toujours. Petite anecdote. Lorsque j'ai joué le "Misanthrope" en 68/69, on a changé la conception du costume et ma façon de le jouer parce que mai 68 venait d'avoir lieu. J'avais voulu lui donner une espèce de jeunesse - j'en étais capable à l'époque. Je ne l'aurais pas joué ainsi en 67 ! Votre choix de carrière semble souvent guidé par l'amitié. Est-ce à dire que vous vous souciez peu de votre image, finalement ? C'est vrai que quand je suis dans les périodes dépressives que je vous ai citées plus haut, où je me dis que ce métier est inutile et sans intérêts, alors il m’arrive de faire certains films par amitié. Où alors, je me dis: "je vais passer deux mois avec des copains, on va se retrouver le matin, ça va être agréable". Et je trouve que ce n’est pas si mal parce qu'on recharge ses accus d'amusement, de plaisir, sans... comment dirais-je... se concentrer terriblement sur ce qu'on fait. La vie en vaut la peine de temps en temps. Vous faîtes allusion à des films... Oh, il n’ y en a pas tant dont je rougisse. Et puis, il y a des films qui ont une grosse perdition entre le scénario et la réalisation. Mais des films dont je savais dès le départ qu’ils seraient nuls et que j'étais obligé de faire pour nourrir ma famille et rassurer le percepteur, c'est vrai que... je n’en ai pas fait tant que ça. Il y en a beaucoup qui ne sont pas bons mais je les ai tous commencés avec un enthousiasme délirant. Je sais aussi me tromper avec un enthousiasme formidable ! Ça a été le cas pour certains films de Philippe de Broca ou Yves Robert ? Oh non !... Là, je trouve que vous êtes dur... parce qu'Yves Robert est un merveilleux metteur en scène de comédie et Philippe de Broca a apporté aussi un ton tout à fait remarquable à certaines oeuvres. J'en ai fait de plus redoutables que ça... Vous avez beaucoup travaillé avec Yves Robert et Philippe de Broca. Que vous ont-ils apporté ? Rien. (rires) Si, si... Philippe de Broca m’a apporté... comment dirais-je... des doutes sur moi-même. II a tourné des choses avec lesquelles je n’étais pas du tout d'accord pendant le tournage et au résultat... j'ai eu de grandes joies. J'étais très heureux de ce qu'on avait fait même si je n'avais pas été d'accord. Yves Robert m'a appris beaucoup au moment de ces deux petits chefs d’oeuvres de la comédie française que sont "Un Eléphant, ça trompe énormément" et "Nous irons tous au paradis". Il m'a appris que l'effort, ce n’est pas si mal !... Parce qu'il a beaucoup de talent, d'imagination et, qu’en plus, il n’est pas feignant ! Depuis quelques années, certaines comédies ne se contentent plus de distraire, elles rajoutent aussi une autre dimension: l’émotion... Je pense par exemple au `Mari de la Coiffeuse' qui est à la fois drôle, grave et émouvant. Vous pensez que la comédie en général évolue dans ce sens là ? Oui, je le pense. Nous sommes toujours tributaires, dans le bon sens du terme, du temps que nous vivons. Il est évident que "Un Eléphant, ça trompe... et "Nous irons tous... racontaient l'histoire de quadragénaires de l'époque de la consommation, de la vie pré-sidaïque, pré-guerrière où le bonheur semblait plus rapidement accessible. Ce que nous vivons en ce moment... je ne vais pas rabattre les oreilles des gens, ils le savent... est moins enthousiasmant et moins optimiste que ce que nous vivions dans les années 70/80. Il est bien normal que les auteurs, les cinéastes, les interprêtes eux-mêmes apportent à l'époque où ils vivent leur regard. Quel contact avez-vous avec le public ? J'ai un bon contact. Enfin, je dis ça en toute modestie. Je suis, je crois, assez convivial quand je tombe sur des gens agréables. Je me nourris d'eux, je les écoute et j'essaye de déglutir tel le pélican à ses oisillons. Quand on écoute la vie, on essaye de la restituer. Je suis sous le transept de la Cathédrale d'Arras. Une dame s'approche de moi et me dit: "vous êtes Picard ? ". Je lui réponds: "non madame". "Et bien, je vous ai reconnu quand même !". Si on veut des dialogues à la limite de l'absurde, ce n’est pas la peine de bosser, il suffit de recopier !... Mon fromager dit toujours: "pas de hasard chez Richard". L'autre jour, je lui dis: "vous vous appelez Richard ? ". Et il m'a répondu "non ". C'est formidable. Est-ce pour cela que vous êtes installé dans un petit village ?... Pour être plus proche des gens ou au contraire pour être paumé dans un endroit où on ne vous trouvera pas ? C'est très intéressant comme question...Là aussi, il y a dualité. Il y a le besoin d'isolement que je ressens très fortement et que j'ai toujours ressenti. Puis, aussi, quand je veux rentrer en contact, j'aime profondément que ce soit petit, que ce soit avec quelques individus. Je n’ai pas le sens de la foule, je n’ai pas le sens du groupe immense. Je ne sais que flairer, détecter et connaître des atmosphères que si elles sont provinciales, conviviales et légères. J'aime connaître le gendarme de ma circonscription. Les gendarmes de celle-ci me rendent visite. Nous nous rendons visite depuis quelques décennies déjà et j'aime ça. Dans un arrondissement de grande ville, j'ignorerais mon gendarme et je serais malheureux. Quelle anecdote vous revient instantanément en mémoire quand on vous le demande ? Un film, "le Crabe-Tambour". L'Atlantique nord, on est en février, forte mer sur un escorteur d'escadre sur lequel nous sommes déjà plusieurs semaines. Il est deux heures du matin, il doit faire un petit moins quinze. Le pont d'un escorteur d'escadre est minuscule. On y a très peu de place. J'y parviens par l'échelle de coupée. Une silhouette dans cet hiver glacial se découpe sur le ciel qui est très clair. On entend les vagues sur le flanc du navire, la silhouette dit, toute seule, pour elle-même: "donne ton pied, salope ! ". C'était Jacques Dufilho qui, je pense, n'avait pas sucé que de la glace ce soir-là et qui croyait parler à sa jument ! (rires) Vous avez travaillé avec des gens très différents... Luis Bunuel... Bertrand Blier... Bertrand Tavernier... N'oublions pas Altman !... Ah, je vous coupe encore une question ! (rires) Bon. Puisque vous voulez absolument en parler, parlez-nous donc de Robert Altman... C‘est le réalisateur qui vous a le plus marqué ? Entre autres. Il se sert de sa caméra, de ses caméras - parce qu'il tourne toujours avec plusieurs... deux, trois caméras en général - comme de pinceaux et voilà, on a la sensation que... mais, mon dieu, j'aurais peut-être été réalisateur si je l'avais rencontré plus tôt. Parce qu'il désacralise l'événement du tournage. Tout semble être filmé comme par hasard. Tout semble être extrait de la vie elle-même. Mais, bien sûr, c'est une vie transposée, une vie dans l'art, une vie dans une expression artistique. Donc, si c'était la vie elle-même totalement, on s'y ennuierait. Non, il y a la vie filmée par lui, vue par lui. Et puis, c'est un homme qui va toujours à 1’essentiel, qui va au plus profond. Quand il improvise, ce sont toujours des idées formidables. J'ai eu un grand, grand plaisir. Je faisais couple avec Michel Blanc en plus. Nous jouions deux abrutis absolus, représentants de la Police française, et je dois dire que nous nous sommes beaucoup amusés. Quels sont les autres réalisateurs qui vous ont marqué ? Je ne peux pas oublier Alain Cavalier qui est un homme vraiment important pour moi. Blier, bien sûr, qui est un auteur. Tavernier, Yves Robert, Leconte, pardon pour ceux que j'oublie... de Broca... Cet univers de Philipe de Broca, il existe. Il aura marqué son temps et je souhaite qu’il continue à faire des choses intéressantes parce qu'il a un oeil, ce Philippe... Schoendoerffer, tout de même, qui est un personnage habité, qui a des choses à dire. Les gens qui se servent du cinéma pour s'exprimer, j'aime beaucoup ça. Quel est le rôle qui a représenté le plus grand défi pour vous ? Je dois dire que j'ai louvoyé... J'ai louvoyé huit jours pour "Le Mari de la Coiffeuse". Je ne savais pas comment faire . Après des explications avec Patrice Leconte, et même des engueulades, nous sommes arrivés à lui trouver sa motivation. Justement, vous tournez en ce moment avec Patrice Leconte "La Tournée des Grands Ducs" avec Jean-Pierre Marielle et Philippe Noiret... Parlez-nous du film... Il s'agit de trois vieux acteurs conventionnels et ridicules. Marielle dit: "je ne peux pas jouer ça je suis un vieil acteur conventionnel et ridicule" ! Comme nous avons déjà tourné ensemble dans "Que la Fête Commence", il a dit: "j'espère que ça ne s'appellera pas "Que la Fête Finisse" ! Le but, c'est de faire une comédie amusante... et il faudra se méfier du poignant parce qu'il est vrai que trois vieux acteurs joués par trois vieux acteurs, ça peut être rapidement poignant ! Je revoyais "La Fin du Jour" hier, sur une chaîne... Jouvet, Simon, toute modestie gardée encore une fois, étaient déguisés. Ils avaient 45/50 ans et ils étaient vieillis pour jouer les vieux acteurs. Tandis que nous, ce ne sera pas nécessaire ! Quel genre de film aimez-vous en tant que spectateur ? Je n'ai pas de genre précis... J'aime le Cinéma. Quels sont les films importants de ma vie ?... Oh, j'en aurais peut-être une dizaine... Bergman m'a beaucoup marqué. Je crois que mon film préféré tout de même... quand je pense à un film qui m'émeut, qui m'a touché, qui m'a bouleversé, je pense aux "Fraises Sauvages" de Bergman, qui est un des films-clé de ma vie. Ce film m'a vraiment crucifié. De toutes façons, tous les films sur le vieillissement, sur l'âge, sur l'errance des gens âgés, me touchent. J'en veux pour preuve que j'ai fait trois courts métrages que j'ai revus l'autre jour. Je ne les avais pas vus depuis longtemps. Ce sont toujours des histoires de vieux hommes seuls. J'ai fait un film en hommage à un acteur prodigieux. Marcel Dalio (Ndlr: "T'es Fou, Marcel" en 1974). C'était un de mes amis. C'est un petit peu de l'errance d'un homme âgé. C'est pour vous dire à quel point ça m'a frappé, "Les Fraises Sauvages". (c) 1995 |
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